Johan de Witt : le Premier Ministre mangé par ses compatriotes ?

Jusqu’en 1650, les Provinces-Unies (les Pays-Bas actuels) sont une sorte de monarchie élective. La famille des Orange-Nassau est au pouvoir en étant élue à la fonction de Stathouder (une sorte de roi pour faire simple) par un Parlement (les Etats généraux des Provinces-Unies). Sauf qu’en 1650, Guillaume II d’Orange-Nassau meurt et le Parlement refuse d’élire un nouveau Stathouder et confisque ainsi le pouvoir : la monarchie élective se transforme en république parlementaire.
Celui qui profite de cette transition, c’est Johan de Witt. Ce jeune homme de 28 ans est élu en 1653 Grand Pensionnaire, le poste politique suprême depuis la fin de la monarchie des Orange-Nassau.

Portrait de Johan de Witt

(Portrait de Johan de Witt)

De Witt est un « Républicain ». Comme la plupart des républicains il est en faveur des marchands et de leurs intérêts. Aussi il est totalement opposé aux Orangistes (ceux qui soutiennent le retour des Orange-Nassau au pouvoir).

A son arrivé au pouvoir, Johan de Witt met fin à la guerre entre les Provinces-Unies et l’Angleterre commencée en 1652. La guerre avait miné le commerce hollandais, les navires ne pouvaient plus sortir des ports sans risquer d’être coulés. Mais avec la paix, le commerce prospère. Tous les éléments sont réunis pour que les Provinces-Unies deviennent une puissance commerciale : la première multinationale du monde (la Compagnie néerlandaise des Indes orientales), de nombreux navires (16 000 en 1650) et des hommes assez riches pour les armer, des colonies et leurs épices qui ne demandent qu’à être revendues dans toute l’Europe. Amsterdam devient tout simplement le centre du commerce mondial.

Et avec les impôts indirects prélevés sur les marchandises arrivant dans les ports néerlandais, les Provinces-Unies deviennent riches, très riches.
Et puisque si vis pacem, para bellum, J. de Witt fait construire une flotte de guerre suffisamment puissante pour que personne n’ose lui déclarer la guerre. Avec l’absence de guerre, le commerce ne s’arrête jamais de prospérer.
La Hollande commence alors un « Age d’Or » et rentre dans le club très fermé des grandes nations européennes (la France, l’Angleterre, l’Espagne).

Alors tout réussit pour Johan de Witt. Il est réélu en 1658 et 1663. Mais en 1665, le Parlement anglais, jaloux du succès des marchands néerlandais, déclare la guerre aux Provinces-Unies. L’amiral anglais George Monck dira « Quel importance pour tel ou tel motif? Ce que nous voulons, c’est plus de commerce que les Néerlandais ».
Mais avec tous les efforts de J. de Witt pour construire une flotte puissante, la Navy est mise en échec. Au point que les navires néerlandais se payent le luxe de remonter la Tamise en détruisant tout sur leur passage, et à deux reprises en plus. La guerre se termine rapidement en 1667 sur une victoire néerlandaise.

Avec cette nouvelle victoire, Johan de Witt est encore réélu Grand Pensionnaire en 1668. Les Orangistes attendent toujours le bon moment pour faire leur grand retour.

Et ce « bon moment » arrive en 1672. L’Angleterre déclare encore une fois la guerre aux Provinces-Unies. Mais cette fois pas question de se ridiculiser : les Anglais s’allient secrètement avec Louis XIV. Les anglais attaqueront par la mer et le Roi Soleil par la terre.

Et la terre, c’est justement le point faible des Néerlandais. Johan de Witt a basé toute la défense du pays sur sa marine surpuissante, mais a totalement délaissé l’armée (une guerre contre les Français lui paraissait improbable et une alliance anglo-française encore plus).

Alors quand la guerre démarre brutalement en 1672, c’est une catastrophe pour les Néerlandais : ils subissent défaite après défaite et les Français envahissent les villes les unes après les autres. Tout semble perdu, le pays va perdre son indépendance, sa flotte, ses colonies et ses richesses. On surnomme alors cette année 1672 la « rampjaar » (l’année désastreuse).

Très vite, les Néerlandais se retournent contre leur Grand Pensionnaire : après tout, c’est de sa faute si l’armée hollandaise est si faible, il n’a rien fait pour elle. Dans tout le pays, des émeutes éclatent, et on y demande le retour d’un homme fort : Guillaume III d’Orange. Le 4 août, Johan de Witt démissionne au profit de Guillaume III d’Orange, qui devient le souverain des Provinces-Unies. Mais pour s’assurer que les Républicains ne reviennent pas au pouvoir comme ils viennent de le faire, les Orangistes veulent tuer leur leader : Johan de Witt.
Leur plan est simple :

D’abord les Orangistes font emprisonner le frère de Johan de Witt, Cornelius, et l’accusent (faussement bien sûr) de comploter contre Guillaume III. Très vite, il est passé à la question (le nom pudique que l’on donnait à la torture).
Si l’on s’acharne sur ce pauvre Cornelius, c’est pour attirer son frère à la Haye (là où est torturé Cornelius). Les Orangistes prennent bien soin de prévenir la population de la Haye de l’arrivée imminente de l’ancien Grand Pensionnaire. Comme si la foule n’était pas assez enragée, les Orangistes répandent la rumeur que Johan de Witt est en fait au service du Roi Soleil et qu’il lui a vendu les Provinces-Unies.
Alors quand le traitre arrive à la Haye le 20 août pour secourir son frère, il est accueilli par une foule haineuse et comme par hasard, il n’y a aucun garde autour de la prison. Les deux frères sont assaillis par la foule qui les massacre. Alexandre Dumas raconte les évènement dans « La Tulipe Noire » (les noms sont francisés, Cornelius est traduit en Corneille, et Johan devient Jean) :

« C’est que, sur le dernier degré du marchepied, avant même qu’il [Cornelius] eût touché terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui lui avait brisé la tête.

Il se releva cependant, mais pour retomber aussitôt.

Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirèrent dans la foule, au milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu’il y traçait et qui se refermait derrière lui avec de grandes huées pleines de joies.

[…]

Il n’avait point fermé la porte de la chambre que Jean, qui par un effort suprême avait gagné le perron d’une maison située en face de celle où était caché son élève, chancela sous les secousses qu’on lui imprimait de dix côtés à la fois en disant :

– Mon frère, où est mon frère ?

Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d’un coup de poing.

Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-là venait d’éventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l’occasion d’en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l’on traînait au gibet le cadavre de celui qui était déjà mort.

Jean poussa un gémissement lamentable et mit une de ses mains sur ses yeux.

– Ah ! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh bien ! je vais te les crever, moi!

Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang jailli.

– Mon frère ! cria de Witt essayant de voir ce qu’était devenu Corneille, à travers le flot de sang qui l’aveuglait : mon frère !

– Va le rejoindre ! hurla un autre assassin en lui appliquant son mousquet sur la tempe et en lâchant la détente.

Mais le coup ne partit point.

Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant à deux mains par le canon, il assomma Jean de Witt d’un coup de crosse.

Jean de Witt chancela et tomba à ses pieds.

Mais aussitôt, se relevant par un suprême effort :

– Mon frère ! cria-t-il d’une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent sur lui.

D’ailleurs il restait peu de chose à voir, car un troisième assassin lui lâcha à bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui fit sauter le crâne.

Jean de Witt tomba pour ne plus se relever.

Alors chacun des misérables, enhardi par cette chute, voulut décharger son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d’épée ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau d’habits.

Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les
pieds.

Alors arrivèrent les plus lâches, qui n’ayant pas osé frapper la chair vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s’en allèrent vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix sous la pièce. »

Ainsi, les deux frères de Witt trouvent la mort à la Haye. Ici, Alexandre Dumas romance largement les évènements, mais il traduit bien la violence de leur mort. D’autres versions de l’histoire affirment que la foule a même mangé les deux frères.

Alors où placer la vérité ? Qu’est-il réellement arrivé aux dépouilles des deux frères : Découpées? Mangées? Vendues? On ne saura sûrement jamais la version exacte des évènements, mais on peut supposer.

-Il est très probable que la foule se soit acharnée sur les cadavres des frères. Déjà parce que découper une personne (morte ou vivante) en morceau est une forme d’humiliation assez appréciée à l’époque. Il suffit de regarder les supplices et exécutions de l’époque. Prenez par exemple le supplice de Damiens (l’homme qui attentat à la vie de Louis XV) : au total il endure trois supplices, dont le dernier, l’écartèlement, dure plus de deux heures. La justice est a l’époque très violente, alors il n’y aurait rien d’étonnant à ce que, lorsqu’une foule rend justice elle même, elle soit violente elle aussi.

-Assez étonnamment, le musée de la Haye conserve un doigt et la langue de Johan ou Cornelius. Cela nous permet de confirmer que les cadavres ont été mutilés (mais pas de dire à quel point ils l’ont été) et on peut se demander comment ils se sont retrouvés là. La vente des « petits morceaux » de cadavre dont parle A. Dumas pourrait être une piste. Après tout, la majorité de la population est pauvre et vit au jour le jour, donc tous les moyens sont bons pour se faire un peu d’argent, et au passage, les dépouilles des deux frères sont un peu plus insultées. On peut donc juger la vente des dépouilles comme possible, mais ce ne serait pas une vente organisée par la foule (au passage je me demande bien qui voudrait acheter ces morceaux de cadavre).

-Enfin, est-ce que les corps des frères ont été mangés par la foule ? Car c’est bien ce qu’il y a de plus intriguant dans leur lynchage. Le cannibalisme en Europe est rarissime. La religion interdit strictement de manger son prochain. Les rares épisodes de cannibalisme n’ont lieu que pendant des périodes de famines graves (ce qui n’est pas le cas en 1672 en Hollande). Il est donc très peu probable que toute la foule se soit organisée pour déguster les frères de Witt (désolé de vous décevoir). En revanche, il n’est pas impossible qu’une personne isolée ai eu envie de goûter de la chair humaine (toujours dans cette logique d’humiliation). Une des chroniques affirme cependant qu’un homme aurait mangé un œil (mais duquel des deux frères on ne sait pas).

Ce qui est sûr dans cette histoire, c’est que les frères de Witt ont eu une fin horrible mais que les suppositions de cannibalisme sont peu probables. Ce n’est sûrement pas la mort que Johan de Witt méritait. Rappelons qu’il a défendu les Provinces-Unies contre les ambitions anglaises pendant presque vingt ans.

Sources :

https://allthatsinteresting.com/johan-de-witt

Alexandre Dumas, La Tulipe Noire, https://www.beq.ebooksgratuits.com/vents/Dumas-tulipe.pdf

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